Interview parue dans l’Avenir

Ariane Estenne (MOC) : « Il est urgent de déconfiner la démocratie »

15-04-2021 à 19:39 - Pascale SERRET - L’Avenir

Pendant deux jours, le MOC se penche sur l’extrême droite, sur les inégalités et sur notre fragile démocratie. Entretien avec la présidente Ariane Estenne.
En 2020, le Covid avait tué dans l’œuf la semaine sociale, l’événement annuel du Mouvement Ouvrier Chrétien. Cette année, les organisateurs ont tenu bon. Depuis ce jeudi, les 500 inscrits à ce forum sans public physique (mais retransmis en direct sur internet) suivent et participent à ces deux journées de réflexion et de débats. Le tout placé sous cet intitulé ambitieux : « Obscurités et lumières : extrême droite, démocratie, mouvement social ». Analyse avec Ariane Estenne, la jeune présidente du MOC.

Ariane Estenne, pourquoi faire un focus sur l’extrême droite en ce moment ? En Wallonie en tout cas, elle est très divisée et ne perce pas. On parle de parti ou d’idées ?
C’est un choix qui avait été fait pour l’édition 2020 de la semaine sociale. On avait dû annuler à cause de la pandémie. On l’a reprogrammé en 2021, en se disant que ça avait encore plus de sens. Cette année de confinement l’a encore plus exacerbé. Et si l’extrême droite est peu présente en Belgique francophone, c’est grâce à la grande vivacité associative sur le terrain, qui joue un rôle de médiation culturelle, de filtre et de vision commune. C’est en tout cas une hypothèse qui ressort de plusieurs études.

Un intervenant a parlé de la peur du déclassement, ressentie par une partie de la population. De quoi parle-t-on ?
C’est le fait de croire qu’une société plus ouverte correspond à la perte de privilèges pour certaines catégories sociales. Il y a des inégalités qui sont bien réelles, des gens qui se battent avec des revenus trop faibles, qui ont du mal à trouver à se loger, etc. Mais au lieu d’attribuer ces fractures à un système politique qui augmente les inégalités, on met ça sur le compte d’une société qui s’ouvre aux autres. Les migrants, mais aussi les femmes, les homosexuels, les intellectuels même…

La peur, c’est souvent un champ fertile pour l’extrême droite.
On dit souvent que l’extrême droite surfe sur les peurs. Mais est-ce l’extrême droite, le problème ? Inversons l’idée. L’extrême droite est un symptôme.

De quoi ?
D’une démocratie fatiguée, fragilisée, appauvrie. On est dans un contexte de capitalisme informationnel : beaucoup d’informations, de communications simplifiées… Les citoyens font face à une profusion d’infos, sans boussole. On doit être pour ou contre, répondre par oui ou par non. C’est la porte ouverte à du binaire, du simplisme. Un cri se fait mieux entendre qu’un discours complexe.

Trop de personnes ont le sentiment d’être déboussolées, justement. Abandonnées. C’est un sentiment d’abandon ou un abandon réel ?
Énormément de réalités vécues par les plus précaires ne sont pas prises en compte. Des gens ne se sentent pas représentés. On l’a vu pour le Covid : les décisions sur les vacances, les résidences secondaires, etc. Ça parle aux classes moyennes. Mais il y a un public qui était déjà confiné chez lui avant la pandémie, pour des raisons socio-économiques.

Ce confinement, cet isolement, ça amène aussi les mouvements sociaux à se montrer plus créatifs ?
Il y a plein d’initiatives de terrain, des services, des associations, des collectifs qui existent pour rompre cet isolement. Il faut le reconnaître mais c’est quelque chose qu’il faut rendre visible, parce qu’on en parle très peu. Or, toutes ces actions font du lien, elles jettent des ponts entre les gens. À cet égard, on a d’ailleurs plus que jamais besoin de culture. C’est incompréhensible qu’on déconfine les autres secteurs et pas la culture. Il est urgent de déconfiner la démocratie et la culture !

L’une ne va pas sans l’autre ?
Pour moi, la culture, c’est le socle de la démocratie. C’est par le travail culturel qu’on peut rendre aux gens un horizon. C’est un aspect important du déconfinement de la démocratie, quand on a du mal à faire « sens commun », comme dirait Isabelle Stengers (NDLR : philosophe auteure de « Réactiver le sens commun »). Il y a l’idée de la communauté, de ce qu’on partage, ce qui fait culture commune. C’est très important. Il est urgent d’y revenir.

Notre interview en vidéo ici.

« Des failles dans l’État de droit »

La Ligue des droits humains a cité l’État belge devant les tribunaux, en mettant en cause sa gestion de la crise. Des garants de la démocratie ont été mis de côté ?
Les décisions qui nous concernent sont prises par arrêtés ministériels depuis le printemps 2020. La question des débats absents des parlements se pose depuis un an sur tous les fronts. Quand le verdict a été prononcé en défaveur de l’État belge, j’ai été frappée par une interview…

C’est-à-dire ?
C’est la présidente de la Ligue qui devait se justifier. C’était presque de sa faute. Elle n’avait pas « joué le jeu » en réclamant des décisions collectives, discutées au sein des parlements. Ils ont dû faire une vidéo pour s’expliquer. On les a même suspectés d’être à l’origine du rassemblement à la Cambre…

Pour vous, il y a des failles dans l’État de droit ?
Oui, elles sont nombreuses et très inquiétantes. Le gouvernement ne s’est pas montré très impressionné par la décision des tribunaux. Il y a donc eu ces critiques sur la Ligue des droits humains. Et puis la loi pandémie ne nous rassure pas non plus. Les institutions ne remplissent plus leur rôle pour plein de citoyens.

C’est pour ça que vous considérez que la démocratie est confinée, en ce moment ?
Oui. Il y a l’aspect du parlement, il y a le champ culturel, mais il y a aussi la démocratie délibérative. Comment impliquer les citoyens à la délibération collective ? C’est un échelon entre les représentants et les représentés, qui peut permettre de comprendre ce qu’on vit, de trouver des réponses ensemble, en présentiel. En chair et en os !

Pas facile, en ce moment…
C’est le rôle de l’éducation populaire. Le citoyen est atomisé devant sa télé. Il doit retrouver une boussole, un horizon. On a n’a pas « juste » une crise sanitaire à résoudre mais un enchevêtrement de crises : migratoire, climatique, socio-économique, écologique et donc aussi démocratique. Il faut une bifurcation générale. C’est nécessaire. Et le socle, c’est l’ambition démocratique pour réfléchir ensemble aux réponses à ces crises.

« On doit se muscler »

Quand on parle du vote en faveur de l’extrême droite, on a en tête des reportages sur la France, des villages abandonnés par l’industrie… Est-ce que ça n’induit pas l’idée que ce sont les exclus du travail qui votent pour l’extrême droite ?
C’est bien plus complexe que ça. En France aussi, où des régions aisées ont également voté massivement pour le RN. Et chez nous, en 2019, les votes flamands pour l’extrême droite ne sont pas forcément venus des plus précaires et des exclus du marché du travail.

L’extrême droite nourrit aussi son discours de récits complotistes. Selon Valérie Igounet (*), qui intervient lors de cette semaine sociale, plus du quart de la population française croit en la théorie du remplacement. C’est énorme. On entre dans les convictions des gens comme dans du beurre ?
J’y vois vraiment le manque de repères collectifs. Le monde est en mutation, les changements culturels sont majeurs et quand on manque d’outils pour les comprendre, il y a un espace pour toutes ces théories qui amènent des réponses faciles. Le complotisme, c’est aussi un symptôme.

Et l’antidote, c’est quoi ?

C’est aussi à ça que servent ces deux jours : à l’introspection, à venir nous interroger nous-mêmes. Qu’est-ce que l’extrême droite dit de notre travail ? On doit avoir un discours lisible, engagé, clair. Si on oppose l’extrême droite à un extrême centre qui serait un peu mou, alors on doit se muscler ! Mais tout ne repose pas sur le seul associatif. Ça relève aussi des partis politiques qui doivent sortir de leur logique électorale à court terme. Ils doivent porter des politiques qui réduisent les inégalités sociales au lieu de les accroître.

Pour la thématique de cette semaine sociale, on parle de « Lumières et d’obscurités ». Il est important, ce pluriel, pour éviter les simplismes ?
Oui, c’est fondamental. Parler « d’une obscurité » et « d’une lumière », ça me ferait même peur. Par contre, il y a plein de lumières : ce sont toutes ces résistances qui s’organisent. Contre le racisme, le sexisme, pour le climat, les ZAD, les flashmobs…

(*) Historienne et politologue française. Spécialiste du négationnisme et de l’extrême droite en France.

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